Ma troisième journée en Ouzbékistan

Lundi 4 juillet

Marina et moi retrouvons Alikhan à huit heures du matin devant l’Opéra de Tachkent – officiellement le Théâtre de la République d’opéra et de ballet Alicher Navoï. Avec ses colonnes et ses arches en stuc finement ciselées, l’édifice en forme de cube est à cheval entre l’art byzantin raffiné et le classicisme soviétique, plus froid et sévère. A part de connaître le passé soviétique de l’Ouzbékistan, ce n’est pas le genre de monument qu’on s’attend à trouver dans un pays en « stan ». Il en va de même pour le palais Romanov. Ancienne résidence du grand-duc Nicholas Constantinovich exilé à Tachkent en 1891, le bâtiment de style néoclassique est gardé par deux cerfs allongés ainsi que deux chiens noirs menaçant, au-dessus de la porte. Si on m’avait montré une photo du palais il y a quelques mois, avant que je me renseigne sur l’Asie centrale, j’aurais dit qu’il s’agissait de l’Europe de l’Est.

En face de l’opéra, je retire 4 millions de soums (environ 400 euros) au Lotte City Hôtel Tachkent Palace. J’obtiens une liasse de billets – en coupures de 50 000 et de 100 000 – qui rentrent difficilement dans ma pochette. Pour la première fois de ma vie, je suis millionnaire !

Avant de prendre le métro, nous passons par la place de l’Indépendance, une esplanade immaculée sur laquelle se trouve un globe doré. Des agents de sécurité en uniforme vert bouteille (les mêmes que ceux du métro) arpentent l’esplanade. Les deux gros blocs derrière nous sont le Sénat et le Ministère des Finances de la République d’Ouzbékistan.

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Nous déambulons dans la zone extérieure du bazar Chorsu, qui coure tout autour d’un dôme aux motifs bleu ciel et marine. Les étals regorgent de toutes sortes de fruits et d’épices qui forment des petits monticules colorés. Pommes, poires, pêches rondes, pêches plates, abricots, mûres, sans oublier melons et pastèques, ces fruits sucrés au parfum délicat servis au petit-déjeuner. L’Ouzbékistan est célèbre pour ses melons cultivés toute l’année et depuis des siècles. Parmi les différentes variétés, on trouve le melon charentais (celui des tables françaises), le melon jaune, le melon canari et le melon vert. Plus de 160 variétés de melons seraient cultivés en Ouzbékistan, dont une partie est exportée, notamment vers les Russie.[1]

Le plus grand et le plus connu de Tachkent, on trouve absolument de tout au bazar Chorsu : fruits et légumes, viande, œufs à 1000 soums pièce (10 centimes), coques de téléphones bon marché, boutons de chemise ou encore arrosoirs en plastique. Un vêtement emballé dans une pochette en plastique attire mon attention. « C’est un pack mortuaire », me dit Alikhan. Le « pack » comprend un linceul blanc de 30 mètres, des petites fioles de parfum et un bout de papier imprimé sur lequel figurent des inscriptions que je devine être en arabe. L’étiquette est écrite en alphabet cyrillique, sûrement en ouzbek. « Les gens les achète à l’avance, c’est pratique de l’avoir au cas où ».

La quantité de viande à l’intérieur du dôme est du jamais vu. Partout où je regarde, des morceaux de chair s’amoncellent sur les étals des bouchers. L’un d’eux me fait signe d’approcher. Je fais mine de ne pas comprendre mais celui-ci insiste en désignant alternativement un gros morceau de gras blanc et… ses fesses. Je prends ça pour un geste obscène et passe mon chemin. Quelques instants plus tard, levant les yeux vers un panneau représentant un cheval musclé, je réalise que le bonhomme tentait de me faire comprendre l’origine des gros amas blancs et spongieux : des fesses de cheval ! Je passe devant des dizaines de langues de bœufs et d’autres amas de chair dont j’ignore l’origine. Même si je n’en mange pas, je ne suis pas particulièrement sensible ni à la vue ni à l’odeur de la viande… d’habitude. Il fait 42°C dehors et les étals de ne sont pas réfrigérés. Réprimant un haut-le-cœur, je sors quelques minutes à l’air libre, sans quoi je crains de revoir mon petit déjeuner. Heureusement, l’étage supérieure du dôme est consacré aux fruits secs – raisins, noix, abricots, dattes, figues – pour n’en citer que quelques-uns. Tout comme les épices et les fruits, la plupart sont en vrac. Pour trois fois rien, j’achète un mélange de noix et d’abricots que le vendeur me tend dans un sac en plastique.

Devant nos regards curieux, un jeune boulanger à la mine joviale nous invite à s’approcher. Il porte un bandana blanc crasseux qui lui sert à se protéger de la chaleur et à éponger la sueur de son front. Son collègue, qui porte une chéchia beige, travaille le pâton à la main et le poinçonne en son centre, puis celui au bandana le dépose sur les parois arrondies du four à gaz à l’aide d’une longue spatule en bois. Il nous fait signe d’essayer. Je le laisse me guider, mais à peine mon visage s’approche de l’entrée du four que je suis prise d’un mouvement de recul, alors que lui rentre la moitié de son corps à l’intérieur. Les miches sont rondes, plates et pour la plupart en forme de rosace. A la sortie du four, les deux boulangers les parsèment de graines de sésame noires. Le pain, appelé nan, diffère selon les régions. Celui-là a une mie – peu épaisse – et se retrouve dans tout le pays, notamment à Tachkent. 

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A quelques kilomètres au Nord du bazar Chorsu, des travaux endommagent la vue du Complexe Khast/Hazrat ? Imam. Dans la librairie Muyi Muborak, nous admirons le soi-disant plus vieux Coran du monde. En face, la madrasa Barak-Khan est un des rares exemples d’architecture timouride à Tachkent : au-dessus et autour de la porte en ogive, des panneaux de mosaïques vernis mêlent écritures saintes perses et arabesques sur fond bleu. De chaque côté de l’édifice s’élèvent deux dômes turquoise, au sommet desquels deux petits croissant dorés brillent sous le soleil de l’après-midi. Les madrassas (appelées aussi médersas ou écoles coraniques) sont des écoles de théologie musulmane où les jeunes garçons apprenaient le Coran et l’Islam. Certaines sont encore en activité mais la plupart, comme celle-ci, sont devenus des lieux culturels et touristiques. Les anciennes cellules des étudiants ont été transformées en ateliers pour des artisans locaux. On y trouve poteries, bijoux, peintures, tapis, jeux d’échec en bois peint et laqué, céramiques et autres bibelots. Parmi les artisans, un jeune ouzbek sculpte des étuis en bois peint à l’aide d’une pointe en métal et d’un morceau de bois qui lui sert de marteau.

Autour des édifices religieux, des petits groupes d’étudiants et d’étudiantes en beaux art ont installés leurs chevalets et leurs palettes dans le luxuriant jardin. L’une d’elle, en robe à manche courte qui lui arrive au-dessus des genoux et coiffée d’une queue de cheval, s’applique à représenter la mosquée dans un style impressionniste.

Dans le mausolée Abou Bakr Kaffal Shashi, assis sur des marches en pierre qui nous prodiguent un peu de fraicheur, nous discutons des codes vestimentaires. Marina, qui porte un bermuda bleu marine qui lui arrive au-dessus des genoux, interroge Alikhan : « Tu trouves que ma tenue est trop courte ? » Alikhan arbore une moue gênée mais Marina insiste pour qu’il soit honnête. « Oui, un peu. Les gens doivent comprendre que nous sommes un pays musulman et donc respecter les codes vestimentaires. » Sans qu’on me l’ait demandé, je me suis couverte les cheveux en signe de respect au moment d’entrer dans le complexe, étant donné que c’est un site religieux. Ce n’est pas le cas de tout le monde : certaines jeunes femmes se promènent en mini-shorts. « Des Russes », me dira-t-on plus tard. Les codes vestimentaires des ouzbèkes sont libres et variés – jupes longues ou, plus rarement, au-dessus du genou, hijabs ou pas, niqabs de manière exceptionnelle. La plupart des locales ne portent d’ailleurs pas le hijab et celles qui se couvrent la tête se vêtissent plutôt d’un foulard traditionnel dont les deux bouts se croisent sur la nuque et sont rabattus devant.

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Es-tu Américaine ?

Une jeune ouzbèke m’interpelle devant le Musée des Victimes de la répression politique. Elle ne doit pas avoir plus de seize ans et est accompagnée de celle que je devine être sa petite sœur.

Non, je suis Française ! Je suis touriste ici en Ouzbékistan.

J’aimerais étudier aux Etats-Unis, mais mon père m’a dit qu’en tant que fille, c’est mieux que je reste à Tachkent.

Je me fais alors la réflexion que pour en parler à une inconnue, cela doit lui tenir à cœur et elle doit souffrir de la situation.

Prend mon numéro de téléphone, lui dis-je avant de la quitter. Si tu veux discuter, surtout n’hésite pas. 

Le musée est fermé, et comme il est déjà 15 heures et qu’il fait très chaud, nous prenons tous les trois un taxi pour rentrer à l’auberge. Alikhan nous a annoncé que la visite de Tachkent était gratuite (pour nous remercier d’avoir laissé quelques billets en sus la veille ou parce qu’il nous aime bien, ou bien les deux ?). Nous lui donnons 20 dollars chacune avant qu’il ne s’éclipse à un feu rouge.

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L’employé de l’auberge fait semblant de ne pas comprendre et commence à s’agacer. Après de multiples tentatives pour lui faire comprendre que nous cherchons un restaurant accessible à pied, Marina et moi nous résignons à commander un taxi. Dix minutes plus tard, nous nous laissons tomber dans deux canapés vert bouteille vintage au restaurant SOY.

Faute de plats sans viande sur la carte, je commande une soupe de lentilles corail avec du pain et un entremet à la crème et au chocolat. Insuffisant et décevant, mais réconfortant quand même, le dessert. Non seulement c’est mon premier repas depuis trois jours, mais c’est aussi un moment privilégié où Marina se confie sur sa famille, tandis que je lui partage mes rêves de voyages.

De retour à l’auberge, je m’installe dans le salon où j’ai rencontré Marina et les deux autres Américains le soir de mon arrivée. C’est la seule zone qui capte le wifi et je ressens le besoin de parler à mes proches. Je ne remarque pas tout de suite le couple assis devant moi. Quelques minutes plus tard, l’homme m’invite à se joindre à lui et son épouse pour une partie de Kapla®, un jeu de (dé)construction, où le principe est de retirer chacun son tour un morceau de bois sans que la tour s’écroule.

Amiran et Sitora sont mariés et ont une trentaine d’années. Je suis d’emblée frappée par la beauté de Sitora. Son visage aux traits fins est mis en valeur par un foulard noué en haut de la nuque. Sa peau claire est parsemée de quelques taches de rousseur, dissimulées sous une légère couche de fond de teint, tandis que ses sourcils dessinés à l’orientale lui donnent une allure à la fois coquette et distinguée. « J’ai un fils, il a 10 ans, et j’ai une fille, elle a quatre ans, me dit-elle dans un Français hésitant mais très bon. »

De l’autre côté de la table, Amiran a de petits yeux noirs enfoncés sur un visage barbu. Son expression sérieuse et autoritaire – accentuée par ses grosses lunettes à montures noires – tranche avec la douceur de Sitora. Lorsque celle-ci manque de faire s’écrouler la tour, elle sourit malicieusement : c’est à Amiran de jouer, et ce sera sûrement le dernier tour.

  • Ah Sitora, est-ce que tu m’aimes ? Vu ce que tu me laisses, je n’en suis pas si sûr…

Tous deux dégagent une harmonie et une complicité impossible de transmettre avec des mots.

Le couple est ouzbèke et vit depuis une dizaine d’année à Dubaï. Amiran est venu depuis la capitale des Émirats arabes unis… à vélo ! Après avoir traversé le détroit d’Ormuz en bateau, puis pédalé à travers l’Iran et le Turkménistan, il a rejoint Samarcande, au sud du pays. Sitora et les enfants ont pris l’avion.

  • Je voyage seule, mon compagnon est resté en France car il travaille, dis-je en veillant à utiliser le terme « compagnon » plutôt que « copain ». Comme il peut être étrange de ne pas être mariée, je me dis que cela paraîtra plus sérieux. 
  • Tu n’es pas mariée, intervient Amiran, sur un ton plus affirmatif qu’interrogatif ?
  • Non, en effet. Comment le sais-tu ?
  • Parce que tu voyages seule, réponds Sitora avec un sourire. 
  • Jamais je ne te laisserai faire ça, Sitora, ajoute-t-il d’une voix douce mais autoritaire.

Originaires de Samarcande où ils habitent lorsqu’ils rentrent au pays, ils passent quelques jours à Tachkent car Amiran supervise les travaux d’une maison qu’ils ont acheté pour la mettre en location.

« Rends-nous visite à Samarcande », me dit Amiran. Il réitère son invitation quelques instants plus tard avant que je ne prenne congés. J’enregistre le numéro de Sitora dans mon téléphone. Sans m’en rendre compte, je viens d’écrire une partie de la suite de mon voyage.


[1] https://www.centralasia-travel.com/en/countries/uzbekistan/natural_blessings/melons

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