Dimanche 3 juillet 2022
Premier réveil dans ce pays d’Asie centrale dont je rêve les yeux grands ouverts depuis plusieurs mois. Difficile de réaliser que ça y est, j’y suis, seule, pour six semaines.
J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans ce projet. Souhaitant éviter de prendre l’avion autant que possible, c’est par l’Europe de l’Est, la Russie et le Kazakhstan que j’envisageais de me rendre en Ouzbékistan. Mais, le jeudi 24 février 2022, l’invasion russe de l’Ukraine a remis en cause la libre circulation des personnes au sein de la Russie. Pour une durée indéterminée, il était impossible (ou quasiment impossible) pour tout citoyen Français d’entrer sur le territoire russe, que ce soit par voie terrestre ou aérienne. Je devais donc soit renoncer à ce voyage à travers l’Europe et l’Asie Centrale, soit me résigner à prendre l’avion. J’ai choisi la seconde option.
Ainsi, en ce dimanche 3 juillet 2022, après 6 heures et 15 minutes de vol depuis Francfort avec la compagnie Uzbekistan Airways, je me réveille dans un pays au nom mystérieux, suscitant à tour de rôle la perplexité (« C’est où ça ? ») pour la majorité, le danger (« Mais c’est dangereux, n’y va pas toute seule ! ») pour beaucoup, ou encore la fascination (« Samarcande, les Routes de la Soie ! ») pour les rares connaisseurs. L’aventure peut commencer.
De bon matin, je croise Marina, l’Américaine de quarante-huit ans dont j’ai fait la connaissance hier soir. Elle est professeure de géographie dans un collège et habite à Lichfield, dans le Connecticut. Nous décidons de passer la journée ensemble.
Une dizaine de voyageurs sont agglutinés autour d’une table rectangulaire en bois dans la cuisine-salle à manger de l’auberge, pendant que deux jeunes employées préparent et servent le petit-déjeuner. L’une d’elle me propose une omelette, j’accepte volontiers. Je me glisse sur un bout de banc encore libre et, tout en bavardant avec mon voisin, j’avale l’omelette qu’on vient de m’apporter, un morceau de pain et une tranche de pastèque. Bien entendu, j’ai été prévenue qu’il ne faut pas goûter aux fruits crus et à tout aliment qui a pu être en contact avec de l’eau du robinet, qui n’est pas potable. Si les locaux ne sont pas malades car ils sont habitués, l’eau non traitée provoque des troubles intestinaux aux étrangers. Ainsi, moins de vingt-quatre heures après mon arrivée, je commets ma seconde erreur (la première fut d’avoir tendu la main à mon chauffeur à l’aéroport) en succombant à l’appel de ce fruit qui a l’air délicieux.
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En Ouzbékistan, l’équivalent de Uber est Yandex taxi. Le principe est le même – le montant de la course est défini au moment de la commande – excepté que le paiement se fait en espèces. Comme l’application est introuvable sur mon téléphone, Marina commande la course.
Le taxi nous dépose devant la cathédrale de l’Assomption (ou cathédrale de la Dormition) située au Sud de Tachkent, près de la gare ferroviaire. C’est la plus grande des quatre églises orthodoxes russes de la capitale. Avec sa façade bleu ciel et ses colonnes blanches, l’édifice a une apparence moderne. La grosse croix et les deux bulbes dorés laissent présager un intérieur baroque. Pour confirmer, à peine je pose un pied dans la cathédrale, mes yeux sont éblouis par des dizaines de lustres, chandeliers et moulures dorées. C’est l’heure du service. Au centre du chœur, entouré par des servants d’autels, l’évêque soulève une immense croix dorée incrustée de pierres, guidant les fidèles dont l’écho des prières remplissent la cathédrale. Il n’y a pas de bancs ; hommes et femmes prient debout et ensemble.
Avant de pénétrer dans la cathédrale, on nous a demandé de couvrir nos cheveux. Fidèle à la tradition de l’Église orthodoxe russe, la majorité des croyantes revêtent en effet un couvre-chef. Si je les avais croisés dans la rue, j’aurais naïvement pensé qu’elles étaient de confession musulmane. Mais en faisant attention, la manière dont certaines orthodoxes se couvrent la tête diffère du port du hijab : nœuds sous le menton, extrémités croisées et rejetées en arrière, ou encore nœuds vers l’arrière avec pointe vers le bas, les cheveux des orthodoxes dépassent du foulard, qui est surtout porté à l’église.[1]
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Les transactions se règlent en argent liquide et la plupart des distributeurs ne délivrent pas plus de 400 000 soums – environ 40 euros, 10 000 soums équivalant à plus ou moins un euro. Pour éviter de faire de nombreux retraits, la seule solution est de trouver un hôtel haut de gamme qui dispose d’un distributeur pouvant délivrer jusqu’à 4 millions de soums (400 euros). J’ai 300 dollars américains en espèces et comme les devises étrangères sont rarement acceptées, je me résigne à retirer 400 000 soums à un distributeur de quartier. C’est amplement suffisant pour la journée.
Pour un prix symbolique – 30 centimes le ticket acheté à l’unité au guichet – le métro nous emmène de la station Toshkent jusqu’à Amir Timur Square. À la fois rassurant et inquiétant, plusieurs policiers en uniforme vert rodent, surveillant discrètement les passants. Je demande à l’un d’eux si je peux le prendre en photo, récolte un non de la tête.
La place Amir Timur Square est quasi-déserte et ombragée, offrant une soupape de fraicheur agréable, pour ne pas dire vitale, car il fait plus de 40°C. Le climat de l’Ouzbékistan est continental extrême. Très froid en hiver avec des températures pouvant descendre jusqu’à -10°C dans les villes et -30°C dans les steppes et les montagnes, l’été est à l’inverse très chaud et sec : le mercure tourne autour des 40°C et peut grimper jusqu’à 48°C. Néanmoins, contrairement aux zones tropicales, l’atmosphère est plus respirable qu’elle n’y paraît car l’air est sec, permettant au corps de réguler sa température par la transpiration. Les mi-saisons sont les périodes les plus agréables pour visiter le pays : l’automne est encore chaud et les étals des bazars regorgent de fruits et de légumes, tandis que le printemps est idéal pour observer les oiseaux et profiter des pluies aussi rares que rafraichissantes. Le climat varie aussi régionalement. Si l’hiver commence dès la mi-octobre dans les steppes, il n’arrive seulement qu’en décembre dans le Sud du pays. Les régions méridionales sont davantage humides et reçoivent plus de précipitations, ces dernières étant les plus élevés dans les chaînes des Tian Shan et de Tachatkal.
Au centre de la place, la statue de Tamerlan à cheval est érigée sur un promontoire en marbre rouge sur lequel est gravé AMIR TIMUR. Conquérant et héros national de l’Ouzbékistan, Tamerlan (1336-1405)… Derrière la statue, sur le toit d’un bloc de béton percé de centaines de fenêtres carrés, on peut lire « Hotel Uzbekistan » en lettres capitales dorées. C’est un exemple éloquent de l’architecture soviétique des années 1970, souvenir parmi d’autres du temps où l’Ouzbékistan appartenait à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Peu de personnes affectionnent ce type d’architecture (moi y compris), mais je reconnais que l’édifice s’intègre bien dans le paysage urbain.

Avec son dôme turquoise et sa pointe dorée qui dépassent des arbres, un œil non avisé peut confondre le musée d’Histoire des Timourides avec une mosquée. Le bâtiment circulaire, dont les portes en bois clair sont surmontées de panneaux en ogive, repose sur des colonnes immaculées. En haut à droite de l’une des portes, une plaque en marbre noire indique en lettres dorées : « Le musée d’État de l’Histoire des Timourides a été construit à l’occasion du 660ième jubilé d’Amir Timur – né à Chakhrisabz – en 1996 à l’initiative et sous la direction du premier président de la République d’Ouzbékistan Islam Karimov. » La coupole intérieure, un méli-mélo de bleu et de doré dont il est difficile de détacher le regard, n’est pas d’origine. Du sol au plafond en passant par les rampes d’escalier, le musée, qui retrace l’histoire de la dynastie fondée par Tamerlan à travers tableaux, fresques et maquettes, est recouvert de marbre blanc.

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En milieu d’après-midi, la chaleur est irrespirable. Nous n’avons plus d’eau et nos estomacs crient famine. Direction l’auberge, via un « musée » que nous avons déjà traversé : le métro de Tachkent. En bas de l’escalator de la station Mustakillik Maydoni, un poste de contrôle datant de l’époque soviétique laisse place à un sol en marbre rose parsemé d’étoiles blanches, rendant hommage à Ulug Beg, petit-fils de Tamerlan et célèbre astronome. Des colonnes octogonales en marbre gris-blanc soutiennent le plafond, d’où pendent des dizaines de lampes en verre. Nous montons dans une rame et descendons à Pakhtakor. Sur des panneaux en céramique bleue, des fleurs jaunes sur un nuage de coton célèbrent l’or blanc de l’Ouzbékistan. En marchant vers Alicher Navoï pour changer de ligne, nous passons sous un médaillon en céramique bleu ciel représentant le poète Alicher Navoï. Depuis l’extrémité du quai, l’enchaînement de colonnes, d’arches et de lignes brisées frisent la perfection. Le plafond bleu ciel s’accorde avec le métro, qui dévoile des panneaux en céramique turquoise lorsqu’il démarre. Dernière station remarquable, Kosmonavtlar est un hommage à Valentina Terechkova, première femme à être allée dans l’espace. Elle est représentée dans des médaillons en céramique sur un mur strié par toutes les nuances de bleu. Les colonnes en marbre noir brillent de mille feux, donnant l’impression de se trouver dans un planétarium.



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Alikhan, 26 ans, nous attend devant l’auberge avec son ami chauffeur. Marina a volontiers accepté ma proposition de m’accompagner au cours de cuisine réservé avant mon départ sur le site internet Indy Guide[2], une plateforme qui met en lien des touristes avec des guides et des chauffeurs en Asie centrale. Nous traversons la banlieue sud de Tachkent jusqu’à la maison de Fayzullo. Notre hôte déclare appartenir à l’ethnie tadjik. « Ah, comme le commandant Massoud », dis-je pour montrer que je m’y connais un peu. Il me lance un regard étonné dans lequel je discerne une pointe d’admiration. Ai-je marqué un point ?
Au menu de ce soir, un plov (aussi appelé osh), plat traditionnel d’Asie centrale et plus particulièrement d’Ouzbékistan. C’est un riz pilaf dans lequel le riz est doré dans de la graisse de mouton et de l’huile de tournesol avec des oignons ciselés, des carottes, de l’ail, du bœuf (ou du mouton) et des œufs durs. Comme j’ai demandé à Alikhan de réaliser un plov sans viande, cette version contient des pois chiches et le gras de mouton est remplacé par davantage d’huile de tournesol. Pendant que Marina, Fayzullo et moi préparons le plov, Alikhan nous concocte une salade de crudités à base de tomates, de concombres, d’oignons rouges et de salade verte.

Nous dînons face au jardin-potager où poussent notamment des vignes. Chacun a son assiette. Nous nous passons la tête d’ail entière non pelée, arrachant au passage une gousse dont la partie cuite fond dans la bouche. Une moue désapprobatrice se dessine sur le visage de Fayzullo lorsqu’il goûte son plat. C’est sûrement une première pour lui de cuisiner un plov sans viande. Pour ma part, je suis ravie ! Malgré l’absence de sauce et le peu d’épices, le plov n’est pas sec et très gouteux. Outre la salade de crudités, pain, melon jaune, pastèque et thé noir ouzbek accompagnent le plov. Je commets à nouveau l’erreur de goûter à la salade. Sur le moment, je n’ose pas refuser par peur d’être impolie, d’autant plus que Marina en mange sans se poser de questions.
La nuit tombe, l’air se rafraîchit. Marina bavarde avec Alikhan et Fayzullo. Quant à moi, je parle peu, j’écoute. Marina est institutrice, tout comme l’était le père de Fayzullo, alors les discussions s’envolent rapidement vers le sujet de l’éducation, mais aussi de l’Histoire et des différences culturelles entre les Etats-Unis, la France et l’Ouzbékistan. Selon Fayzullo, il aurait fait croire à un touriste américain – réputés pour être mauvais en géographie – que l’Amérique avait été découverte par un Ouzbek. Dans son histoire, un moussaillon aperçoit des terres et prévient alors son émir, un dénommé Ica. Ce qui donne : « Emir Ica ! Emir Ica ! ».
[1] https://fr.rbth.com/lifestyle/83964-eglise-orthodoxe-femmes-foulard-russie ; https://fr.rbth.com/art/85530-porter-foulard-russe
[2] indyguide.com